CHAPITRE 6
— Mais où iras-tu ? demanda Dom Rafaël d’Asturias à son fils. Quels sont tes projets, Bard ? Tu es bien jeune pour sortir des limites de ton propre royaume, seul et proscrit ! Seigneur de la Lumière, quelle folie et quel malheur ! termina-t-il en se tordant les mains.
Bard secoua la tête avec impatience.
— Ce qui est fait est fait, père, dit-il, et pleurnicher n’y changera rien. L’affaire a été mal jugée ; le roi ton frère ne m’a pas fait justice ni manifesté d’indulgence dans une querelle que je n’ai pas recherchée. Il n’y a rien à faire, sauf tourner le dos à la cour d’Asturias et aller chercher fortune ailleurs.
Ils se trouvaient dans l’ancienne chambre que Dom Rafaël avait donnée à son fils quand il l’avait ramené chez lui pour l’élever comme son fils légitime ; par bonté ou sentimentalité, Dom Rafaël la faisait toujours tenir prête, quoique Bard n’y eût plus mis les pieds depuis ses douze ans. C’était une chambre d’enfant, non une chambre d’homme, et elle ne contenait rien que Bard eût envie d’emporter en exil.
— Allons, père, dit Bard, presque affectueusement, en lui posant la main sur l’épaule, pas de regrets. Même si le roi m’avait témoigné de l’indulgence et n’avait fait que me renvoyer de la cour pour quelque sottise commise à la fête du solstice, je n’aurais pu rester ici ; Dame Jerana ne m’aime pas plus qu’avant. Et elle a du mal à dissimuler sa satisfaction à l’idée qu’elle sera débarrassée de moi, une bonne fois pour toutes.
Il eut un sourire féroce.
— Je me demande si elle craint que je ne m’empare de l’héritage d’Alaric, comme le roi en est venu à penser que je convoite celui de Beltran ? Après tout, dans le passé, on préférait souvent le fils aîné au fils légitime. Allons, père, n’as-tu jamais pensé que je ne supporterais pas de me voir préférer Alaric et que j’essaierais de prendre ce qui lui appartient légalement ?
Dom Rafaël considéra son fils avec gravité. Il était encore dans la force de l’âge, large d’épaules, avec toute l’apparence d’un homme actif et musclé qui commence à se laisser un peu aller en vieillissant.
— Ferais-tu cela, Bard ? demanda-t-il.
— Non, répondit Bard, retournant entre ses doigts un chaperon de faucon qu’il avait confectionné à huit ans. Non, père ; me crois-tu totalement sans honneur à cause de cette querelle avec mes frères adoptifs ? C’était une folie, une folie inspirée par l’ivresse et proche de la démence, et je voudrais qu’elle ne soit pas arrivée – mais même le Seigneur de la Lumière ne peut pas anéantir le passé. Quant à Alaric et son héritage… Père, bien des bâtards grandissent comme des proscrits, sans nom sauf celui de leur mère déshonorée, sans main d’homme pour les guider, et sans autre fortune que celle qu’ils peuvent gagner par leur travail ou par le banditisme. Mais toi, tu m’as élevé dans ta maison, et, dès mon enfance, j’ai eu de bons compagnons et de bons gouverneurs, j’ai été mis en tutelle chez le roi quand le temps est venu pour moi d’apprendre ce qu’un homme doit savoir.
Avec une gaucherie surprenante chez ce jeune guerrier arrogant, il tendit les bras et étreignit son père.
— Tu aurais pu avoir la paix dans ton lit et à ton foyer si tu m’avais mis en apprentissage chez un forgeron, un fermier ou un marchand. Au contraire, j’ai eu des chevaux et des faucons, et j’ai été élevé en fils de noble, et cela a provoqué des conflits avec ton épouse légitime. Crois-tu que je l’aie oublié et que je tente de m’attribuer plus que cette part généreuse, aux dépens du frère qui m’a toujours donné le nom de frère, et jamais celui de bâtard ? Alaric est mon frère et je l’aime ; je serais pis qu’ingrat, je serais totalement sans honneur si je touchais à ce qui lui appartient de droit. Et si je regrette ma querelle avec ce maudit porteur de sandales de Beltran, c’est parce qu’elle peut vous faire du tort, à toi ou à Alaric.
— Tu ne m’as fait aucun tort, mon fils, dit Dom Rafaël, bien qu’il me soit difficile de pardonner à Ardrin ce qu’il t’a fait. Quand il émet des doutes sur ton loyalisme, il en émet aussi sur le mien, et me porte à remettre en question ce que je n’avais jamais contesté jusque-là, à savoir qu’il est le roi légitime de ce pays. Quant à faire du tort à Alaric…
Il s’interrompit dans un éclat de rire, et reprit :
— Tu peux le lui demander toi-même. Il est si content de ton retour que toute cause lui paraît bonne.
La porte s’ouvrit pendant qu’il parlait, et un petit garçon d’environ huit ans entra. Bard se détourna de ses fontes qu’il remplissait pour le voyage.
— Eh bien, Alaric, tu étais tout petit quand je suis parti à la cour du roi, et te voilà maintenant presque assez grand pour chausser des éperons !
Il souleva l’enfant de terre et le serra contre son cœur.
— Emmène-moi avec toi en exil, dit l’enfant d’un ton farouche. Père veut m’envoyer en tutelle chez ce vieux roi ! Je ne veux pas servir un roi qui exile mon frère !
Bard secoua la tête en riant, mais l’enfant insista :
— Je sais monter à cheval ; je peux te servir de page, et même d’écuyer, prendre soin de ta monture, porter tes armes…
— Non, pas maintenant, petit, dit Bard, le reposant par terre. Je n’aurai pas besoin de page ni d’écuyer sur les routes que je dois emprunter désormais ; tu dois rester ici et être un bon fils pour ton père tant que je serai proscrit, et cela signifie que tu dois apprendre à être un homme. Quant au roi, si tu es calme et raisonnable et que tu parles bas, cela lui plaira mieux que si tu es brave et parles franchement. C’est un imbécile, mais c’est le roi, et il faut lui obéir, même s’il se révèle aussi bête que l’âne de Durraman.
— Mais où tu iras, Bard ? insista l’enfant. J’ai entendu des hérauts proclamer ton exil aux carrefours, et ils ont dit que personne ne devait te donner feu, aide ou nourriture…
Bard éclata de rire.
— J’emporte des provisions pour trois jours, dit-il, mais je serai sorti d’Asturias bien avant, et entré dans des terres où personne ne se soucie de la justice et des arrêts du Roi Ardrin. Et j’ai aussi de l’argent et un bon cheval.
— Tu vas devenir un bandit, Bard ? demanda l’enfant, les yeux dilatés d’admiration.
Bard secoua la tête.
— Non ; un soldat, seulement. Beaucoup de seigneurs ont besoin d’hommes de guerre.
— Mais où ? Est-ce qu’on le saura ? demanda l’enfant.
Bard gloussa, et, pour toute réponse, lui cita un passage d’une antique ballade :
Je partirai bientôt vers le soleil couchant,
Là où il s’engloutit dans le vaste océan,
Proscrit infortuné sur mon chemin sans port,
Porteur pestiféré des miasmes de la mort.
— Je voudrais bien venir avec toi, dit l’enfant.
De nouveau, Bard refusa de la tête.
— Tout homme doit suivre son chemin, mon frère, et le tien te mène vers la maison du roi. Son propre fils est adulte, mais il a un nouveau pupille, Garris d’Hammerfell, d’à peu près ton âge. Vous serez frères adoptifs et bredin ; et c’est sans nul doute la raison pour laquelle il t’a envoyé chercher.
Oui, dit Dom Rafaël avec un sourire sardonique, et aussi pour me faire comprendre que, s’il a une querelle avec toi, il n’a rien à me reprocher. Eh bien, s’il se plaît à penser que j’ai la mémoire si courte, libre à lui. Quant à toi, Bard, tu pourrais aller jusqu’à la frontière et prendre du service auprès du MacAran. Il tient El Haleine qui est attaqué de toutes parts, et il y a des bandits et des hommes-chats qui descendent des Monts de Venza ; il devrait être content de trouver une bonne épée.
J’y avais pensé, dit Bard, mais ce n’est pas loin de Thendara, et il y a des Hastur là-bas. Certains parents de Geremy pourraient déclarer la vendetta contre moi, et je serais obligé de me garder nuit et jour. Je préfère éviter les terres des Hastur pendant quelques années.
Il se mit à fixer le sol en se mordant les lèvres. Il revoyait Geremy, pâle et amaigri par la maladie, boitillant sur sa jambe infirme. Maudit Beltran qui avait attiré Geremy dans leur brouille ! S’il devait estropier un frère adoptif, pourquoi n’était-ce pas celui avec qui il avait un différend ? Un différend idiot, mais un différend quand même ; lui et Geremy avaient rarement échangé un mot plus haut que l’autre, et voilà que sa propre main l’avait estropié à vie. Il serra les dents et écarta ce souvenir. Ce qui était fait était fait. Trop tard pour le regretter. Mais il aurait donné les dix meilleures années de sa vie pour revoir Geremy indemne, et sentir la main de son frère adoptif dans la sienne. Il déglutit avec effort et serra les dents.
— J’ai pensé à me diriger vers l’est et à prendre du service auprès d’Edric de Serrais. Quel plaisir ce serait de faire la guerre au Roi Ardrin ! Cela lui apprendrait peut-être qu’il vaut mieux m’avoir pour ami que pour ennemi.
— Je ne peux pas te conseiller, mon fils, dit Dom Rafaël. Et encore moins te commander. Tu es arrivé à l’âge d’homme, et tu seras bientôt trop loin pour que mes paroles puissent t’atteindre. Tu devras faire ton chemin tout seul pendant sept ans. Mais, je t’en prie, passe tes années d’exil loin d’Asturias, et ne prends pas les armes contre notre parent.
— Je n’y pensais pas sérieusement, dit Bard. Si je rejoignais les rangs de ses ennemis, le Roi Ardrin te considérerait aussi comme le sien ; en un sens, Alaric sera chez lui en otage, et gage de ma bonne conduite. Je ne l’affronterai pas au combat tant qu’il sera le père adoptif du frère que j’aime.
— Il n’y a pas que cela, dit Dom Rafaël. Sept ans, à ton âge, t’amèneront en pleine virilité. Quand tu reviendras – et, au bout de sept ans, tu seras libre de revenir – tu pourras faire la paix avec le Roi Ardrin et entreprendre une carrière honorable au pays de ta naissance.
Bard eut un petit grognement amusé.
— Ardrin d’Asturias fera sa paix avec moi quand la louve d’Alar cessera de ronger le cœur de sa victime, et quand les kyorebni nourriront les lapins cornus affamés en hiver ! Père, tant que vivront Beltran et Geremy, je ne trouverai jamais la paix là-bas, même si le Roi Ardrin mourait.
— Tu ne peux pas en être sûr, dit Dom Rafaël. Un jour, Geremy rentrera dans son pays ; et le Prince Beltran peut mourir au cours d’une bataille. Or Ardrin n’a pas d’autre fils. Si Beltran meurt sans enfants, Alaric est son plus proche héritier, et je crois qu’il le sait ; voilà pourquoi Alaric est mis en tutelle dans sa maison ; pour recevoir l’éducation convenant à un prince.
— La Reine Ariel est encore en âge de concevoir des enfants, dit Bard. Elle peut donner au roi un autre fils.
— Même s’il en était ainsi, le nouveau roi n’aurait pas de querelle avec toi, et serait peut-être heureux d’accueillir un parent, fût-il nedesto, possédant tes dons militaires.
Bard haussa les épaules.
— Qu’il en soit ainsi, dit Bard. Dans ton intérêt, dans l’intérêt de mon frère, et dans l’intérêt de ce droit qu’il a sur le royaume, je ne ferai pas la guerre au Roi Ardrin ; et, pourtant, cela me réjouirait le cœur de le combattre, ou d’investir Asturias et de prendre Carlina par la force des armes.
— La Princesse Carlina est donc si belle ? demanda Alaric, les yeux dilatés.
— Quant à cela, dit Bard, je suppose que toutes les femmes sont les mêmes une fois que la lampe est éteinte. Mais Carlina est la fille du roi, elle est ma sœur adoptive et je l’aime bien ; elle m’a été promise, et de par la loi elle reste ma femme légitime. Ce serait contre toutes lois et contre toute justice qu’on permettrait à un autre homme de mettre ma fiancée dans son lit !
De nouveau, son amertume et sa rage le reprirent, contre Carlina qui avait refusé de le suivre en exil comme une fiancée l’aurait dû, contre Beltran et Geremy qui s’étaient interposés entre eux deux, et contre Melora qui l’avait renvoyé à Carlina dans un tel état de frustration qu’il avait perdu tout contrôle, avait trop bu et porté la main sur elle…
— Peut-être, dit le petit Alaric, que tu rendras un grand service à un roi étranger, et qu’il te donnera sa fille…
Bard éclata de rire.
— Et la moitié de son royaume, comme dans les contes de fées ? On a déjà vu plus bizarre, je suppose, petit frère.
— Tu as tout ce qu’il te faut ? demanda son père.
— Le Roi Ardrin, maudit soit-il, m’a bien payé, répondit Bard. Je suis parti en colère, trop furieux pour réclamer ce qu’il m’avait accordé, et voilà qu’un serviteur me court après avec tout ce que le roi m’avait promis : un hongre des plaines de Valeron, une épée et une dague dignes d’un Hastur, et l’armure de cuir que je portais à Snow Glen, plus une bourse de quatre cents royaux d’argent ; et quand je les ai comptés, je me suis aperçu qu’il y avait ajouté cinquante reis de cuivre. Je ne peux donc pas dire que mes années de service ont été mal payées ; il n’aurait pas été plus généreux avec un capitaine prenant sa retraite après vingt ans de service ! Il m’a acheté, que Zandru le fouette de ses scorpions ! Je voudrais pouvoir tout lui renvoyer, en lui disant que, puisqu’il m’a lésé en me refusant ma femme légitime, je ne serais qu’un maquereau en acceptant de l’argent et des cadeaux en échange ; pourtant…
Il haussa les épaules et reprit :
— Je dois être réaliste. Ce geste ne me rendrait pas Carlina, et j’aurai besoin d’un cheval, d’une épée et d’une armure quand j’aurai quitté l’Asturias…
Il s’interrompit lorsque la porte s’ouvrit devant une jeune femme aux formes voluptueuses et aux longues tresses cuivrées tombant sur ses épaules. Médusé, il pensa un instant qu’il s’agissait de Melora ; mais non, cette femme était mince, et beaucoup plus jeune. Elle avait cependant le même visage poupin, les mêmes yeux gris au regard vague. Elle dit timidement :
Seigneur, Dame Jerana m’envoie demander si elle doit préparer quelque chose pour votre fils. Elle dit que, si Bard mac Fianna désire quoi que ce soit, il doit le déclarer immédiatement afin qu’elle fasse tout prendre et préparer dans les réserves.
— J’aurai besoin de trois jours de nourriture, dit Bard. Et j’aimerais aussi une ou deux bouteilles de vin. Je n’importunerai pas davantage Dame Jerana.
Ses yeux s’attardèrent sur le visage et le corps familiers et, pourtant, subtilement étrangers. La rousse était plus jolie que Melora, plus mince, plus jeune, mais elle éveillait en Bard le même mélange subtil de ressentiment et de désir qu’il avait éprouvé pour Melora.
— Tu vois, dit Dom Bard, mon épouse ne te veut aucun mal ; elle tient à s’assurer que tu ne manques de rien dans ton exil. As-tu une bonne provision de couvertures ? Veux-tu une ou deux gamelles ?
Bard éclata de rire.
— Veux-tu me persuader de l’amour de Dame Jerana, père ? Tu perds ton temps ! Comme le Roi Ardrin, elle est impatiente de me payer et de se débarrasser de moi ! Mais je profiterai de sa générosité ; une ou deux couvertures ne peuvent pas me faire de mal, ni non plus, peut-être, une toile imperméable pour mon paquetage. Voulez-vous me les procurer, damisela ? Vous êtes nouvelle parmi les dames de compagnie de ma mère ?
— Melisendra n’est pas une dame de compagnie, mais une pupille de ma femme, dit Dom Rafaël, et de plus ta parente, car c’est une MacAran, et ta mère appartenait à ce clan.
— Vraiment ? Eh bien, damisela, je connais votre père, dit Bard, car Maître Gareth était le laranzu d’un détachement que j’ai commandé pour le Roi Ardrin, de même que votre sœur Melora et votre nièce Mirella…
Son visage s’éclaira d’un sourire.
— Vraiment ? Melora est une leronis beaucoup plus habile que moi ; elle m’a fait savoir qu’elle allait à Neskaya. Comment va mon père, seigneur ?
— La dernière fois que je l’ai vu, au solstice d’hiver, il allait bien, dit Bard. Mais vous savez, je suppose, qu’il est resté infirme d’une blessure reçue à la bataille du Moulin de Moray, et faite avec la dague empoisonnée d’un Séchéen ; il marchait encore avec une canne.
— Il m’a envoyé une lettre, dit-elle. C’est Melora qui l’a écrite ; elle y parle avec éloge de votre bravoure…
Et, soudain, elle baissa les yeux et rougit. Il dit, avec une courtoisie tranquille :
— Je suis heureux que Melora ait une bonne opinion de moi.
Mais il rageait intérieurement. Melora, qui l’avait repoussé, malgré ses belles paroles d’amitié !
— Si vos parents pensent du bien de moi, vous m’en voyez ravi, damisela ; j’avais l’intention, en effet, d’aller à El Haleine pour prendre du service auprès du MacAran.
— Mais le MacAran n’a pas besoin de mercenaires, seigneur, dit-elle. Il a signé une trêve avec les Hastur et avec Neskaya ; ils ont juré de maintenir la paix à l’intérieur de leurs frontières, et de ne pas porter la guerre au-dehors. Vous pouvez vous épargner la peine d’y aller, seigneur, car ils n’engagent aucun mercenaire étranger.
Bard haussa les sourcils, étonné. Ainsi, les Hastur de Thendara et d’Hali étendaient leur influence jusqu’à El Haleine ?
— Je vous remercie du renseignement, damisela, dit-il. La paix est peut-être bienvenue chez les paysans, mais elle est toujours l’ennemie du guerrier.
— Pourtant, dit Melisendra avec son sourire ingénu, si la paix se prolonge et dure, le jour viendra peut-être où les hommes pourront faire autre chose de leur vie que se battre, et mon père et ses semblables pourront mieux employer leurs dons qu’à risquer leur vie, désarmés, dans des batailles.
Dom Rafaël intervint, l’air légèrement mécontent.
— Retourne chez ta maîtresse, ma fille, et transmets-lui les désirs de mon fils. Précise-lui également qu’il partira au coucher du soleil !
— Pourquoi, père ? Es-tu si pressé de te débarrasser de moi ? demanda Bard. J’ai l’intention de coucher ce soir dans la maison de mon père ; je ne vous reverrai pas, ni toi ni elle pendant sept longues années !
— Pressé de me débarrasser de toi ? Dieu m’en préserve, dit Dom Rafaël, mais tu n’as que trois jours pour quitter l’Asturias.
— Il ne me faudra qu’une journée de cheval pour gagner la frontière, si je pars vers la Kadarin, dit Bard.
Car, si El Haleine est allié des Hastur, cette frontière m’est fermée ; j’irai donc dans les Heller, voir si le Seigneur Ardais a besoin d’un bon soldat qui est aussi un meneur d’hommes. Tu ne penses quand même pas que ton digne frère enverra des assassins pour m’abattre avant la frontière ?
Dom Rafaël réfléchit et dit :
— J’espère sincèrement que non. Cependant, si tu as une querelle de sang avec Geremy et avec le prince, l’un d’eux pourrait chercher à s’assurer que tu ne reviendras pas faire ta paix avec Ardrin quand les sept ans seront écoulés. À ta place, mon fils, je voyagerais avec prudence et je n’attendrais pas le dernier moment pour partir.
— Je serai prudent, père, dit Bard, mais je ne veux pas non plus partir en exil comme un chien battu, la queue entre les jambes ! Et je passerai cette dernière nuit dans la maison de mon père.
Il posa sur Melisendra un long regard pénétrant. La jeune fille rougit et voulut détourner les yeux, mais elle n’y parvint pas car Bard lui avait jeté son charme d’amour. Maître Gareth l’avait éloigné de Mirella en le grondant comme un écolier, et Melora l’avait titillé, tourmenté, et finalement refusé. Il retint le regard de Melisendra jusqu’au moment où elle commença à s’agiter avec embarras, le visage cramoisi, et il la relâcha enfin. Elle sortit en toute hâte, baissant la tête. Puis Bard éclata de rire et se pencha vers Alaric en disant : Viens, tu pourras choisir ce qui te plaît parmi mes arcs, mes flèches et tous mes jouets. Je suis un homme et n’en ai plus besoin, et qui devra s’en servir quand je ne serai plus là, sinon mon petit frère ? Prends ce qui te plaît, et ensuite je te dirai ce que tu feras quand tu seras le pupille du roi.
Plus tard, quand l’enfant fut parti, chargé de balles, de volants, d’arcs et autres trésors, Bard se posta près de la fenêtre, avec un sourire de joyeuse anticipation. Melisendra viendrait. Elle ne pourrait pas résister au charme qu’il lui avait jeté. Maudites soient toutes les femmes, qui pensaient pouvoir l’aguicher, puis se refuser à lui et le ridiculiser avec leurs caprices ! Et c’est pourquoi il sourit de nouveau, non de surprise mais de concupiscence, en entendant des pas légers dans l’escalier.
Elle entra dans la chambre, lentement, à contrecœur.
— Eh bien, mistress Melisendra, dit-il avec un grand sourire qui découvrit ses dents blanches, que faites-vous là ?
Elle leva les yeux sur lui, de grands yeux gris au regard brumeux et un peu effrayé.
— Euh… je ne sais pas, dit-elle en tremblant. Je pensais… Il m’a semblé que je devais venir…
Avec un sourire nonchalant, il tendit le bras et l’attira à lui, la serrant brutalement contre lui et l’embrassant. Il sentit son cœur battre à coups redoublés sous sa main, et comprit qu’elle était troublée et terrifiée.
S’il avait agi ainsi avec Carlina, il n’aurait pas eu de problèmes ; il ne lui aurait fait aucun mal, elle n’aurait pas protesté. Il s’était conduit comme un imbécile. Carlina, il en était sûr, partageait le tourment qui faisait rage en lui, et le désirait autant que lui. Il la désirait toujours, d’un désir qui lui allumait le sang, d’une soif qu’aucune autre femme ne pourrait étancher ; elle était à lui, son épouse, la fille du roi, signe et symbole de tout ce qu’il avait fait, de son honneur, de ses exploits, et le Roi Ardrin avait osé s’interposer entre eux !
Ses mains dénouèrent les lacets de la sous-tunique, se glissèrent à l’intérieur, et elle le laissa faire, dans un silence terrifié, comme un lapin cornu dans les serres d’un banshee. Elle gémit un peu quand ses doigts se refermèrent sur son mamelon. Elle avait des seins généreux, et non maigrichons comme ceux de Carlina ; c’était une femelle, une grosse truie comme Melora qui l’avait aguiché et s’était jouée de ses émotions ! Eh bien, celle-ci n’en ferait pas autant ! Il la traîna vers le lit, maintenant l’implacable pression de son charme d’amour sur son esprit et sur son corps. Elle ne se débattit pas, même quand il la jeta sur le lit et tira sur ses jupes. Elle ne cessait de gémir, machinalement, mais il n’écoutait pas, et se jeta sur elle. Une fois, elle hurla, puis elle se tut, tremblante, sans une larme. Elle n’était pas si bête.
Sa terreur même l’excitait, comme l’avait fait celle de Carlina. Mais cette femme ne lui résisterait pas, cette femme n’était pas si bête !
Puis il roula loin d’elle, et resta allongé, épuisé et triomphant. Qu’avait-elle à pleurnicher ? Elle en avait envie autant que lui ; et il lui avait donné ce que veulent toutes les femmes, une fois qu’on en a terminé avec les beaux discours et les flatteries idiotes. Il supposait qu’il en passerait par là avec une épouse légitime. Il se rappela, avec une douleur poignante, le soir où lui et Melora avaient parlé tranquillement autour du feu de camp. Il n’avait pas voulu lui jeter son charme d’amour ; et elle l’avait ridiculisé. Eh bien, cette femme n’en avait pas eu l’occasion ! D’ailleurs, les femmes étaient toutes des putains ; il en avait connu suffisamment pour le savoir. Elles ne faisaient pas de chichis, pourquoi une fille bien née devait-elle être différente ? Elles avaient toutes la même chose sous leurs jupes, non ? Seul leur prix était différent. Les putains demandaient de l’argent, et les aristocrates exigeaient de belles paroles et des flatteries, ainsi que le sacrifice de sa virilité !
Puis, soudain, il se sentit mortellement écœuré et épuisé. Il partait en exil, il quittait sa maison pour des années, et il perdait son temps et ses pensées avec des femmes, maudites soient-elles toutes ! Melisendra, immobile, lui tournait le dos, le corps secoué de sanglots. Au diable cette fille ! Ça ne se serait pas passé comme ça avec Carlina. Elle l’aimait, elle aurait appris à l’aimer, ils avaient été amis dans leur enfance. Il n’aurait eu qu’à lui montrer qu’il ne lui ferait aucun mal… Ça aurait dû être Carlina. Que faisait-il avec cette maudite petite pute dans son lit ? Était-ce une vengeance inconsciente contre Melora ? Les cheveux roux, mollement étalés sur l’oreiller, l’emplissaient de détresse. Maître Gareth aurait été furieux, Maître Gareth aurait su que Bard mac Fianna n’était plus un enfant à qui l’on pouvait enlever la femme qu’il désirait. Mais ses sanglots étouffés le troublèrent.
Il posa sur elle une main hésitante.
— Melora, dit-il, ne pleure pas.
Elle se tourna face à lui. Ses yeux, frangés de cils longs et humides, semblaient immenses dans son visage livide.
— Je ne suis pas Melora, dit-elle. Si vous aviez fait cela à Melora, elle vous aurait tué avec son laran.
Non, pensa-t-il. Melora le désirait, mais, pour des raisons à elle, avait choisi de les frustrer l’un et l’autre. Celle-ci – comment s’appelait-elle, déjà ? Mirella… Melisendra. Voilà, Melisendra. Elle était vierge. Il n’avait pas prévu cela. Il savait que la plupart des leroni avaient le privilège de choisir leurs amants comme elles le voulaient. Il eût voulu que ce fût Melora. Melora aurait répondu à son désir ardent ; Melisendra n’avait été qu’un corps passif entre ses bras. Et pourtant… et pourtant, cela aussi était excitant, savoir qu’il lui avait imposé sa volonté et qu’elle ne le ridiculiserait pas comme l’avait fait sa sœur.
— N’y pense plus, dit-il. C’est fait. Bon sang, arrête de pleurer !
Elle fit effort pour refouler ses sanglots.
— Pourquoi êtes-vous en colère contre moi maintenant que vous avez eu ce que vous vouliez ?
Pour quelle raison parlait-elle comme si elle n’avait pas été consentante ? Il avait vu qu’elle le regardait ; il lui avait simplement fourni l’occasion de faire ce dont elle avait envie, sans ces scrupules stupides qui avaient éloigné Melora !
— Ma maîtresse sera furieuse, dit-elle. Et que vais-je faire, mon cousin, si vous m’avez mise enceinte ?
Il lui jeta ses vêtements.
— Ça ne me regarde pas, dit-il. Je pars en exil ; à moins que tu ne sois tombée folle amoureuse de moi, et que tu ne veuilles me suivre déguisée en garçon, comme la vierge de l’antique ballade ? Non ? Eh bien, alors, tu ne seras ni la première ni la dernière à donner un bâtard à un di Asturien ; te crois-tu donc meilleure que ma propre mère ? Si tu étais enceinte, mon père ne vous laisserait pas mourir de faim dans les champs, toi et le bébé, j’en suis sûr.
Elle le regarda, les yeux dilatés, essuyant les larmes qui lui inondaient le visage.
— Tu n’es pas un homme, mais un monstre, dit-elle.
— Non, fit-il avec un rire amer. Tu n’es donc pas au courant ? Je suis un proscrit et un loup. C’est le roi qui l’a dit. Tu croyais vraiment que je me comporterais comme un homme ?
Elle attrapa ses vêtements et s’enfuit. Il entendit ses pas légers dans l’escalier, et ses sanglots qui diminuaient avec la distance.
Il se jeta sur le lit. Les draps conservaient encore l’odeur de ses cheveux. Enfer et damnation, c’est Carlina qui aurait dû être à sa place…
Sans Carlina, je suis un proscrit, un bâtard… un loup… pensa-t-il, s’abandonnant à la nostalgie, à l’amertume et à la rage. Tout aurait été tellement différent avec toi… Carlina, Carlina !
Il partit au milieu de la matinée, embrassant son père et Alaric avec un profond regret ; mais il était jeune, et savait qu’il se lançait dans le vaste monde pour chercher l’aventure. Sa mélancolie ne pouvait pas durer longtemps. Il était peut-être proscrit, mais un jeune homme ayant l’expérience de la guerre pouvait espérer aventures et fortune, et il reviendrait au bout de sept ans.
Le brouillard se dissipa peu à peu et le temps s’éclaircit. Peut-être irait-il dans les Villes sèches, voir si le Seigneur d’Ardcarran avait besoin d’une épée, d’un garde du corps connaissant les langues d’Asturias et des contrées occidentales pour instruire ses gardes en l’art de l’épée et le défendre contre ses ennemis. Il ne devait pas en manquer. Sans qu’il sût pourquoi, cela lui fit penser à la chanson gaillarde de ses soldats.
Vingt-quatre leroni s’en furent à Ardcarran,
mais aucune au retour n’avait plus de laran
Comme Mirella, pensa-t-il, elles devaient être de ces leronis qui se conservent vierges pour la Vision. Pourquoi, se demanda-t-il, seules des vierges pouvaient-elles exercer cette forme particulière de laran ? Il savait peu de chose sur le laran, sinon qu’il le craignait, et pourtant tout aurait pu être différent, il eût pu choisir, comme Geremy, de devenir laranzu, de porter une pierre-étoile au lieu d’une épée à la bataille… Il sifflota encore quelques mesures de la ballade malséante, puis le chant mourut dans le silence des vastes espaces. Il regrettait de ne pas avoir à son côté un ami, un parent ou un serviteur. Ou une femme ; Melora, chevauchant près de lui sur son petit âne, parlant avec lui de guerre, d’éthique et d’ambition comme il ne l’avait jamais fait avec aucune femme – ni aucun homme, d’ailleurs… Non. Il ne voulait pas penser à Melora. Cela lui rappelait ses flamboyants cheveux roux, qui, à leur tour, lui rappelaient Melisendra se débattant dans ses bras…
Carlina. Si Carlina avait accepté, comme le devait une épouse, de partir avec lui en exil, elle serait à son côté en ce moment, bavardant et riant comme lorsqu’ils étaient enfants. Et le soir, au camp, il la serrerait doucement dans ses bras et la borderait tendrement. Rien que d’y penser, cela lui donnait le vertige. Puis ce fut la rage qui lui donna le vertige, à la pensée que le Roi Ardrin ne perdrait pas un instant pour la donner à un autre, à Geremy Hastur, peut-être. Grand bien lui fasse, pensa-t-il avec fureur, imaginant Geremy infirme… mais l’idée continua à le tourmenter. Carlina se donnerait à Geremy, alors qu’elle s’était refusée à lui ? Au diable les femmes, et, d’ailleurs, que lui importait ?
Il s’arrêta à midi pour laisser souffler son cheval qu’il attacha à un arbre, tirant de ses fontes du pain de garnison et du pâté et mangeant pendant que sa monture broutait l’herbe printanière. Il avait des provisions pour plusieurs jours – Dame Jerana s’était montrée généreuse – et il n’aurait rien à acheter avant d’avoir franchi les frontières d’Asturias. Il remplirait sa gourde aux sources, et non aux puits de villages ; il était sous le coup d’une sentence de proscription, et les villageois avaient le droit de lui refuser de l’eau. Il n’avait pas vraiment peur d’être tué ; le Roi Ardrin n’avait pas mis sa tête à prix, et, pourvu qu’il évitât la famille de Geremy, qui pouvait déclarer la vendetta contre lui, il n’avait pas grand-chose à craindre.
Mais il se sentait très seul, et n’en avait pas l’habitude. Il eût aimé avoir un peu de compagnie, ne fût-ce qu’un serviteur. Il se rappela avoir parcouru la même route, une fois, avec Beltran, pour aller à la chasse. Ils avaient alors dans les treize ans, et, à cause de quelque problème familial, ils avaient envisagé de s’enfuir, et d’aller s’engager comme mercenaires dans les Villes sèches. Ils savaient bien qu’il s’agissait d’un jeu, mais y croyaient quand même. Ils étaient grands amis, à l’époque. Une soudaine tempête de neige les avait obligés à se réfugier dans une grange en ruine, et ils avaient partagé leurs couvertures et bavardé très avant dans la nuit. Avant de s’endormir, ils s’étaient tournés l’un vers l’autre et avaient échangé le serment de bredin, comme le font les adolescents… Par tous les dieux, pourquoi s’était-il querellé avec Beltran pour un motif si futile ? C’est cette maudite Melora qui était cause de tout ; il était si énervé par son refus que son frère adoptif en avait fait les frais. Pourquoi une femme était-elle venue ainsi s’interposer entre eux ? Aucune femme ne valait la peine qu’on se brouille avec un frère adoptif. Et, parce que Melora l’avait repoussé, il s’était querellé avec Beltran, avait prononcé des paroles impardonnables, et voilà le résultat… Même s’il avait passé l’âge de ces jeux juvéniles, il aurait dû se rappeler les longues années d’amitié avec Beltran, son frère et son prince. Bard enfouit son visage dans ses mains, et, pour la première et dernière fois depuis son enfance, il pleura, au souvenir de leur amitié, et en pensant que Beltran était maintenant son ennemi et Geremy un infirme. Son feu s’éteignit, mais il resta prostré, la tête dans les mains, malade de chagrin et de désespoir. Qu’avait-il fait de sa vie, à cause d’une femme ? Et, désormais, il avait aussi perdu Carlina. Le soleil se coucha, mais il n’avait pas le courage de se lever, de laver son visage et de se remettre en selle. Il regretta de ne pas être mort à la bataille du Moulin de Moray, et que la dague qui avait estropié Geremy ne l’ait pas tué lui-même.
Je suis seul. Je serai toujours seul. Je suis le loup que mon père adoptif m’a déclaré être. Tout homme est mon ennemi et je suis l’ennemi de tous les hommes.
Jamais il n’avait si bien compris le sens du mot hors-la-loi, même quand, debout devant le roi, il avait entendu la sentence.
À la fin, épuisé, il s’endormit.
Quand il s’éveilla en sursaut, comme une bête sauvage, le visage parcheminé par le sel de ses larmes séchées, les dernières larmes de son enfance, il sut qu’il avait dormi trop longtemps ; il y avait quelqu’un près de lui. Il prit son épée avant même d’avoir fini d’ouvrir les yeux et se leva d’un bond.
Une aube grise se levait ; et Beltran se dressa devant lui, enveloppé dans une cape bleue, le capuchon rabattu sur la tête, l’épée dégainée à la main.
— Ainsi, ça ne te suffit pas de m’avoir fait exiler, dit Bard. Tu trouves que sept ans de proscription n’assureront pas ta sécurité, Beltran ?
Il se sentait malade de faiblesse et de haine ; avait-il vraiment pleuré jusqu’à tomber de sommeil, la veille, à cause de cette querelle avec le frère adoptif qui aurait pu le tuer dans son sommeil ?
— Comme vous êtes brave, mon prince, de tuer un homme endormi ! s’écria-t-il. Pensais-tu que sept ans ne seraient pas une protection suffisante contre moi ?
— Je ne suis pas venu pour discuter avec toi, Loup, dit Beltran. Tu as choisi de flâner au lieu de sortir du royaume le plus vite possible, oubliant que tout homme peut t’abattre impunément. Mon père a choisi l’indulgence ; mais je ne veux pas de toi dans mon royaume. Ta vie m’appartient.
— Alors, viens la prendre, gronda Bard, se jetant sur Beltran, l’épée à la main.
Ils étaient bien assortis. Ils avaient eu les mêmes leçons des mêmes maîtres, et ils s’étaient toujours entraînés ensemble ; chacun ne connaissait que trop bien les forces et les faiblesses de l’autre. Bard était plus grand et avait plus d’allonge ; pourtant, avant ce jour, ils n’avaient jamais combattu pour de bon, avec de vraies armes, mais toujours avec des épées mouchetées d’entraînement. Et Bard avait toujours devant les yeux le souvenir de cette soirée maudite où il s’était battu avec Geremy et l’avait estropié à vie… Il ne voulait pas tuer Beltran ; et il estimait impossible que, malgré leur querelle, Beltran voulût le tuer.
Pourquoi, au nom de Zandru, pourquoi ? Seulement pour que Carlina soit veuve avant même d’être épouse, et pour pouvoir la donner à Geremy ?
Cette pensée le mit en fureur ; il para l’assaut de Beltran, et, se battant comme un dément, lui fit sauter son épée de la main. Elle tomba à quelque distance.
— Je ne veux pas te tuer, mon frère, dit-il. Laisse-moi quitter paisiblement ce royaume. Si tu veux toujours m’éliminer dans sept ans, je te lancerai un défi et nous combattrons loyalement.
— Ose m’abattre maintenant que je suis désarmé, et ta vie ne vaudra plus rien, nulle part dans les Cent Royaumes, fit Beltran.
— Va ramasser ton épée, gronda Bard, et je te montrerai que tu n’es pas de force à te mesurer à moi ! Crois-tu, petit garçon, que me tuer te rendrait mon égal ?
Beltran alla lentement ramasser son épée. Comme il se baissait pour la prendre, ils entendirent le galop d’un cheval et un cavalier surgit, ventre à terre. Il s’arrêta entre eux, et Bard, reculant, stupéfait, reconnut Geremy Hastur, pâle comme la mort. Il descendit de cheval et resta près de sa monture, cramponné à la bride, incapable de tenir debout sans support.
— Je vous en supplie… Bard, Beltran… dit-il, haletant. Ne pouvez-vous vider votre querelle que dans la mort ? Ne faites pas ça, bredin-y. Je ne marcherai plus jamais ; Bard, tu seras exilé pendant sept ans. Je t’en supplie, Beltran – si tu m’aimes – contente-toi de ce châtiment.
— Ne te mêle pas de ça, Geremy, dit Beltran, avec un rictus mauvais.
Mais Bard s’écria :
— Cette fois, Geremy, je te jure, sur l’honneur de mon père et sur mon amour pour Carlina, que je ne suis pas responsable de cette querelle ; Beltran m’aurait tué dans mon sommeil si je ne m’étais pas réveillé, et quand je l’ai désarmé, je me suis abstenu de l’exécuter. Si tu peux arriver à faire entendre raison à ce fou, fais-le, je t’en prie, et laissez-moi partir en paix.
Geremy lui sourit et dit :
— Je ne te hais pas, mon frère. Tu étais soûl, hors de toi, et je crois, même si le roi ne le croit pas, que tu avais oublié que tu ne portais plus la vieille dague émoussée avec laquelle nous coupions notre viande quand nous étions enfants. Beltran, range ton épée, espèce d’idiot. J’étais venu pour te dire au revoir, Bard, et pour faire la paix avec toi. Viens m’embrasser, mon frère.
Il lui tendit les bras, et Bard, les yeux brouillés de larmes, alla embrasser son frère adoptif. Il sentit qu’il allait se remettre à pleurer. Puis son émotion se transforma en haine et en fureur quand il vit, par-dessus l’épaule de son ami, Beltran qui se ruait vers lui, l’épée à la main.
— Traître ! Maudit traître, cria-t-il, s’arrachant aux bras de Geremy et pivotant sur lui-même.
Il le désarma en deux passes, et malgré le cri d’horreur de Geremy, lui enfonça son épée dans le cœur. Il sentit son adversaire s’effondrer.
Geremy était tombé sur sa jambe invalide, et gisait sur le sol, gémissant. Bard le regarda amèrement.
— Les cristoforos racontent l’histoire du Porteur de Fardeaux, trahi par son frère adoptif pendant qu’il l’embrassait. Je ne savais pas que tu étais cristoforo, Geremy, ou que tu me trahirais ainsi. Je t’avais cru sincère.
Prêt à pleurer, sa bouche se convulsa en une grimace, mais il se mordit la langue et ne trahit pas son chagrin. Geremy serra les dents et tenta de se relever.
— Je ne t’ai pas trahi, Bard, je le jure. Aide-moi à me lever, mon frère.
Bard secoua la tête.
— Non, pas deux fois, dit-il avec amertume. Tu avais comploté cette vengeance avec Beltran ?
— Non, dit Geremy.
Cramponné à sa bride, il parvint à se remettre sur ses pieds.
— Que tu me croies ou non, Bard, j’étais venu faire la paix avec toi.
Il pleurait.
— Beltran est mort ? ajouta-t-il.
— Je ne sais pas, dit Bard.
Il se pencha et posa la main sur le cœur de Beltran. Aucun signe de vie. Il regarda Beltran, puis Geremy, avec désespoir.
— Je n’avais pas le choix.
— Je sais, dit Geremy d’une voix brisée. Il t’aurait tué. Miséricordieuse Avarra, comment en sommes-nous arrivés là ?
Bard serra les dents, rassemblant son courage pour retirer son épée du corps de Beltran. Il essuya sa lame sur une poignée d’herbe, puis la remit au fourreau. Geremy pleurait, sans faire aucun effort pour retenir ses larmes. Il dit enfin :
— Je ne sais ce que je dirai au Roi Ardin. Je devais veiller sur lui. Il était plus jeune que nous…
Il ne put terminer.
— Je sais, fit Bard. Nous étions déjà des hommes alors qu’il n’était encore qu’un enfant. J’aurais dû savoir…
Il se tut. Geremy dit enfin :
— Chaque homme est seul devant son destin. Bard, ça m’ennuie de te demander ça, mais je ne peux marcher sans appui. Veux-tu mettre le corps de Beltran sur son cheval pour que je puisse le ramener au château ? Si j’avais un écuyer ou un serviteur avec moi…
— Mais tu ne voulais aucun témoin à ta traîtrise, dit Bard.
Geremy secoua la tête :
— Ainsi, c’est ce que tu crois encore ? Non, je ne voulais pas de témoin de ma faiblesse, car j’étais prêt à supplier Beltran de faire la paix avec toi. Je ne suis pas ton ennemi, Bard. Il y a eu assez de morts. Veux-tu aussi prendre ma vie ?
Bard savait que cela eût été facile. Geremy, comme il convenait à un laranzu, n’était pas armé. Il secoua la tête, et, prenant le cheval de Beltran par la bride, le ramena près du cadavre. Puis il souleva le corps sans vie de Beltran, le chargea et l’attacha sur la selle.
— Veux-tu que je t’aide à monter, Geremy ?
Geremy baissa la tête, évitant de le regarder. Il accepta à contrecœur la main de Bard pour se remettre en selle, où il resta quelques instants, chancelant, tremblant des pieds à la tête. Leurs yeux se rencontrèrent et ils surent tous deux qu’ils n’avaient plus rien à se dire. Un mot d’adieu, même, eût été superflu. Geremy tira sur les rênes, prit la bride du cheval de Beltran, et s’engagea lentement sur le sentier menant à Asturias. Bard le suivit des yeux, le visage dur et impassible, jusqu’à ce qu’il eût disparu. Puis il soupira, sella son cheval et, sans regarder une seule fois en arrière, sortit du royaume d’Asturias, et entra dans l’exil.